L'Heure Musicale virtuelle du 13 avril 2024

 Samedi 13 avril 2024

BEATUS RHENANUS

1485 – 1547

Gloire du livre



Une heure en musique...

Le 20 juillet 1547 mourut le savant Beatus Rhenanus, de son vrai nom Beat Bild, ami d’Erasme qui l’appelait son alter ego. Il fut enseveli à l’église Saint-Georges. Né à Sélestat le 22 août 1485, il fut l’élève de Craton Hofmann dès l’âge de six ans. La bibliothèque conserve son cahier d’écolier des années 1498-1499 ; grâce à ces pages on prend connaissance à la fois de la richesse de l’enseignement donné et de l’intelligence de l’élève. Après des études brillantes à la Sorbonne de 1503 à 1507, sous la direction de Lefebvre d’Etaples, il exerça le métier de correcteur et de philologue, d’abord à Paris chez l’imprimeur Estienne, puis chez l’imprimeur strasbourgeois originaire de Sélestat Mathias Schurer, ensuite à Bâle chez les imprimeurs Jean Amerbach et surtout chez les Froben. Il fut en contact avec les plus grands érudits de l’Europe.

Il avait commencé à se constituer une bibliothèque dès son plus jeune âge. La fortune de son père, Antoine Bild, bourgmestre, lui permit d’acquérir 57 volumes avant son entrée à l’université en 1503 : ouvrages de grammaire et de rhétorique (Alexandre de Villedieu), ouvrages d’humanistes (Nicolaus Perottes, Franciscus Niger). Pendant ses études universitaires à Paris, il put acquérir 188 volumes ; parmi celles-ci on compte 20 traités d’Aristote, des éditions d’auteurs latins classiques et des éditions princeps de Pères de l’Eglise. A l’âge de vingt-deux ans, il possédait déjà 253 livres, ce qui était considérable pour l’époque. Sa longue carrière littéraire lui permit d’acquérir de nombreuses éditions parisiennes et frobéniennes qui forment une des originalités de sa bibliothèque.

Outre les éditions auxquelles il collabora comme correcteur et philologue (Tertullien, Eusèbe de Césarée, Sozomène, Sénèque, Quinte-Curce, Velleius

Paterculus , Pline l’Ancien, Tite-Live, etc.), il acheta de nombreux écrits. Il reçut de nombreuses œuvres qui portent souvent sur la page de titre l’ex-dono. Il échangea plusieurs de ses propres éditions avec celles de ses amis. Chacune de ses œuvres porte presque toujours l’ex-libris manuscrit de Beatus Rhenanus dont une formulation montre combien Rhenanus tenait à sa bibliothèque ; en effet il marque parfois sur la page de titre « Sum Beati Rhenani Nec muto dominum » (« J’appartiens à Beatus Rhenanus et je ne change pas de maître »). Anobli par l’empereur Charles Quint en 1523, il a fait décorer plusieurs de ses reliures par ses armoiries. 222 livres forment des recueils qui peuvent contenir jusqu’à 30 œuvres différentes, la plupart couvertes de notations marginales, qui résultent parfois de la collation d’un manuscrit découvert dans une autre bibliothèque. N’oublions pas de signaler la correspondance de Beatus Rhenanus : 255 lettres autographes d’amis sont encore conservés dans la bibliothèque de Sélestat.

Tous ces trésors, 423 volumes contenant 1 287 œuvres et 41 manuscrits éparpillés dans divers recueils, auxquels il faut ajouter 33 manuscrits anciens et les lettres autographes représentent un total de 1 686 documents légués. Ces objets furent d’abord déposés dans la chancellerie municipale et rangés avec les archives de la ville, puis déménagés à la douane. En septembre 1757, les livres furent transportés dans la resserre d’archives de l’église Saint-Georges, où se trouvaient encore les ouvrages de la bibliothèque paroissiale. En 1840 les bibliothèques ont été installées à la mairie.

Jusqu’au 19e siècle les ouvrages étaient essentiellement utilisés par les érudits et les enseignants. En 1841, fut ouverte à Sélestat la première véritable

bibliothèque publique cherchant à intéresser l’ensemble de la population à la lecture. Grâce à une importante politique d’acquisition, les locaux de la bibliothèque, installée au deuxième étage de la mairie, vont se révéler bientôt trop petits. La décision est alors prise d’aménager l’ancienne halle aux blés en bibliothèque, bâtiment qui sert toujours actuellement à la conservation de ces trésors patrimoniaux.

L’originalité de cette bibliothèque réside dans l’homogénéité du fonds, composé de nombreuses éditions parisiennes du premier quart du 16e siècle, des éditions aldines, des éditions frobéniennes mais aussi alsaciennes, ainsi que du legs de livres et manuscrits grecs que Rhenanus a hérité de son professeur, l’humaniste Jean Cuno, qui décéda à Bâle en 1513.

La Rhenana reste le témoin privilégié de l’humanisme alsacien et rhénan. Grâce aux volumes de cette collection, aux reliures artistiquement confectionnées, aux pages couvertes de notes, le chercheur d’aujourd’hui peut avoir une idée des principales préoccupations des érudits de nos régions et de tout le mouvement humaniste de la fin du 15e et du début du 16e siècle.

La Réforme et le livre...

Le passage du Moyen Âge aux temps modernes a été marqué par des bouleversements et des innovations. L'une des innovations les plus importantes a été l'invention de l'imprimerie moderne. Elle a influencé de manière déterminante le développement de la Réforme.

Le réformateur Martin Luther (1483-1546) a vécu à une époque de bouleversements. Le passage du Moyen Âge aux temps modernes a été marqué par de grands changements dans de nombreux domaines de la vie. Les mouvements de réforme au sein de l'Église allaient de pair avec de nouvelles innovations techniques, notamment dans le domaine de l'imprimerie.

Pendant longtemps, le savoir et l'éducation n'étaient accessibles qu'à une petite élite et étaient cultivés dans les monastères. Ce n'est qu'à la fin du Moyen Âge que des écoles et des universités ont vu le jour, ce qui a entraîné une augmentation de la demande de livres. Le nombre de moines sachant écrire pour reproduire les ouvrages ne suffisait plus. C'est ainsi que des ateliers d'écriture laïques se sont formés et que le clergé a perdu sa souveraineté en matière d'éducation. La langue vernaculaire s'imposa et le latin passa de plus en plus au second plan.

Martin Luther était lui aussi un ami de la langue populaire. L'interprétation de la Bible ne devait plus être laissée aux érudits et au pape. Seule la Bible ("sola scriptura") devait servir de guide pour les questions de foi. Luther voulait que chacun, du paysan au noble, comprenne le contenu de la Bible. L'invention de Johannes Gutenberg arriva à point nommé pour la diffusion de l'écriture.

Vers 1440, Gutenberg eut l'idée d'assembler des caractères mobiles individuels pour former un modèle d'impression. Il a ainsi révolutionné l'impression des livres. La Bible est devenue le premier livre imprimé au monde et reste aujourd'hui encore l'un des livres les plus vendus.

"Les grands bienfaits de l'imprimerie ne peuvent être exprimés par des mots. C'est par elle que les Saintes Écritures s'ouvrent et se répandent dans toutes les langues et tous les langages, c'est par elle que tous les arts et toutes les sciences se maintiennent, s'accroissent et se propagent à nos descendants". (Martin Luther, Discours de table)

Six typographes et douze imprimeurs, ainsi que d'autres personnels auxiliaires, travaillèrent pendant près de trois ans à l'impression de la Bible de Gutenberg à 42 lignes. Pour le citoyen ordinaire, elle était hors de prix : il fallait débourser la coquette somme de 42 florins pour en acquérir un exemplaire. Sur les 200 exemplaires estimés, il en reste aujourd'hui 49, parfois sous forme de fragments.

Ainsi, avant même la traduction de la Bible par Martin Luther, on comptait déjà 18 Bibles allemandes imprimées, dont 14 en haut allemand et quatre en bas allemand. La plus ancienne Bible allemande imprimée date de 1466 : Johannes Mentelin, un ancien assistant de Gutenberg, l'avait imprimée à Strasbourg. Le texte de la Bible de Mentelin est basé sur le texte biblique latin de la Vulgate.

Les traductions de la Bible pré-luthériennes étaient toutefois encore très maladroites. En plus du texte biblique latin, Martin Luther s'orientait également vers les textes de base hébreux et grecs. Il traduisait selon le principe suivant : "Il ne faut pas demander aux lettres en latin comment on doit parler allemand, mais il faut demander à la mère dans la maison, à l'homme du commun sur le marché et ensuite interpréter, ainsi ils comprendront".

En l'espace de onze semaines, Luther a traduit le Nouveau Testament au château de Wartburg. Il fut publié en 1522 sous le nom de "Testament de septembre". Dès le mois de décembre, la première édition, tirée à 3 000 exemplaires, était épuisée. La deuxième édition révisée suivit, avec des améliorations linguistiques à 576 endroits.

Si la traduction du Nouveau Testament avait été possible en un temps record pour Luther, les travaux de traduction de l'Ancien Testament ont pris en tout 13 ans. Le texte original hébreu, en particulier, posait problème à Luther. C'est pourquoi il demanda l'aide de son ami Philipp Melanchthon, professeur de langue hébraïque. Le premier ouvrage en deux volumes, une édition complète de tous les livres bibliques, fut publié en 1534 par Hans Luft à Wittenberg. Luther peaufina sa traduction jusqu'à la fin de sa vie.

Le tirage total de l'édition de la Bible en allemand de Luther est estimé à un demi-million d'exemplaires. Ses écrits représentaient ainsi près d'un tiers de la production de livres en langue allemande dans la première moitié du 16e siècle. Cet énorme succès a incité nombre de ses élèves et d'autres auteurs à utiliser ce qu'on appelle l'"allemand de Luther" dans leurs écrits. La Réforme, l'imprimerie et Martin Luther ont donc également joué un rôle important dans l'émergence d'une langue écrite en haut allemand.

Au Moyen Âge, les livres sont un luxe. Les moines passent des heures à recopier des textes et à les orner de lettres et d'images décoratives. Les matériaux et les efforts sont coûteux. C'est pourquoi seules les personnes très riches pouvaient s'offrir des livres. Du moins jusqu'à ce que Johannes Gutenberg révolutionne la production de livres en 1450 avec un nouveau procédé d'impression.

Matthieu Denni

L'Heure musicale virtuelle du 30 mars 2024

30 mars 2024

Samedi Saint

MARTIN BUCER

1491 – 1551

Exilé


Une heure en musique...

Quel est le rapport entre la Réforme et les fourneaux ? En 1550, le réformateur alsacien Martin Bucer a préparé un cadeau pour le roi protestant d'Angleterre, Édouard VI : son livre monumental De regno Christi ou Royaume du Christ. Bucer avait de nombreuses raisons d'être reconnaissant. Il avait été exilé de Strasbourg l'année précédente, lorsque divers rites et cérémonies de l'Église catholique romaine avaient été imposés de force à de nombreux protestants d'Europe centrale dans le cadre de ce que l'on a appelé "l'intérim d'Augsbourg". L'Angleterre lui offre non seulement l'asile, mais aussi le poste prestigieux de Regius Professor of Divinity à l'université de Cambridge. Lorsque Bucer fut atteint dans sa santé par l'humidité de l'hiver anglais, Édouard VI lui donna de l'argent pour qu'il puisse fabriquer un poêle spécial pour chauffer sa résidenc Cette dernière bonté royale a servi de déclencheur final à l'envoi du livre par Bucer, bien qu'il n'ait pas été tout à fait achevé.

Bucer n'a pas lésiné sur les moyens pour produire ce magnifique exemplaire de présentation. Les deux volumes ont été reliés de manière exquise et ornés de citations bibliques dans les langues des érudits : latin, grec, hébreu. Chaque citation était imprimée en or selon des techniques alors inconnues en Angleterre et soigneusement choisie pour renforcer l'identification par l'archevêque de Canterbury Thomas Cranmer du jeune roi Édouard VI comme un "nouveau Josias" En fait, Bucer dépensa tellement pour la production du texte - et pour un autre poêle pour sa maison - qu'il ne put payer le secrétaire qui avait copié De regno Christi pour lui et dut demander à un collègue de Cambridge un prêt pour acheter un manteau à son secrétaire.

Le livre n'est pas devenu la charte de la Réforme en Angleterre comme Bucer l'avait espéré, et il n'a été publié qu'à titre posthume en 1557. Comme tous ses ouvrages, il l'a écrit à la hâte, à la fois comme une rétrospective de sa carrière et comme une tentative d'aider l'Église d'Angleterre à se définir. La première partie de l'ouvrage décrit ce qu'il pense être le royaume du Christ en termes bibliques, théologiques, pratiques et historiques. La seconde partie propose au roi d'Angleterre une réforme totale de l'Église et de la société. Pour les lecteurs d'aujourd'hui, il y a des bizarreries : par exemple, un quart du livre est consacré à l'institution du mariage. Bucer a pourtant laissé une empreinte extraordinaire sur le christianisme protestant.

En 1518, Bucer avait entendu la célèbre Dispute de Heidelberg de Martin Luther alors qu'il était jeune frère au monastère dominicain. Par la suite, il devint lui-même le principal réformateur dans la ville stratégique de Strasbourg. Il est particulièrement intéressant de savoir comment la Réforme a pris feu à Strasbourg, du moins en partie. À Wittenberg, Luther s'était attaqué au sacrement médiéval de la pénitence. À Zurich, Huldrych Zwingli s'était attaqué au jeûne médiéval du carême. À Strasbourg, Bucer et les prédicateurs Matthäus Zell et Wolfgang Capito se sont opposés à l'interdiction médiévale du mariage clérical. Dans chaque cas, les réformateurs reviennent à la suffisance et à l'autorité de l'Écriture comme seule règle de foi et de vie.

Depuis Strasbourg, Bucer a fait preuve d'un talent inégalé d'administrateur. Il a construit et développé des réseaux de contacts personnels dans tous les coins de l'Europe pour pousser et encourager la réforme. En tant que grand "théologien du dialogue", il contribua à réunir Luther et Zwingli pour discuter de leurs différences lors du colloque de Marbourg en 1529, encouragea les anabaptistes à revenir à la Réforme magistérielle et fut tout aussi actif dans des réunions importantes entre protestants et catholiques romains dans les villes allemandes de Worms et de Ratisbonne. Il écrivit des commentaires remarquablement influents sur les Psaumes et les Romains, un sage traité sur le ministère pastoral, Concerning the True Care of Souls, et bien d'autres choses encore.

Il était également enclin à divaguer. Heinrich Bullinger, successeur de Zwingli à Zurich, plaisanta un jour sur le fait que les lettres de Bucer étaient trop longues pour être parcourues À la table de Luther, lorsque quelqu'un lisait un texte co-écrit par Bucer et Philippe Melanchthon, sans mentionner les noms des auteurs, Luther s'interrompit : " Je détecte ce bavard de Bucer " Même Jean Calvin formula son idéal littéraire de " brièveté lucide " en grande partie en opposition au verbiage du réformateur de Strasbourg et se plaignit que Bucer était un bavard. "Même Jean Calvin a formulé son idéal littéraire de " brièveté lucide " en grande partie en opposition au verbiage du réformateur strasbourgeois et s'est plaint que Bucer était " trop actif ". On peut presque entendre un soupir audible même dans le rapport de Bucer lui-même sur ses efforts à long terme pour discuter des désaccordssur la présence du Christ dans la Cène : "J'ai roulé la pierre de Sisyphe".

Bien que Bucer ait brièvement trouvé la sécurité en tant que réfugié en Angleterre, il était également isolé. Dans une tentative pour le soutenir, Calvin écrivit de manière poignante :

L'Esprit de Dieu, comme un flambeau très brillant, ou plutôt comme le soleil lui-même, brille dans toute sa splendeur, non seulement pour guider le cours de votre vie jusqu'à son but final, mais encore pour vous conduire à une immortalité bienheureuse. Puisez donc à cette source, où que vous erriez, et dès qu'elle vous aura trouvé une demeure fixe, vous devrez en faire votre lieu de repos.

De telles paroles - d'un exilé à un autre - avaient un poids réel. De plus, Calvin avait longtemps salué Bucer comme son père dans la foi, en dépit de leurs divergences. Lorsque Calvin avait exercé son ministère à Strasbourg entre 1538 et 1541, Bucer avait été son mentor. Calvin a d'abord vécu dans la maison de Bucer, puis à proximité, assez près pour partager un jardin, où ils ont passé de nombreuses soirées à discuter. Lorsque Calvin est ensuite retourné à Genève, son quadruple ministère, la liturgie et la discipline ecclésiastique reflétaient tous l'enseignement de Bucer. Il adopta la conception de l'Église primitive de Bucer comme modèle pour l'organisation de l'Église au XVIe siècle, et il loua souvent Bucer comme l'un des plus brillants lecteurs de l'Écriture. À la mort de Bucer en 1551, Guillaume Farel écrivit à Calvin :

J'ai reçu la dernière lettre du pieux Bucer. Quel cœur ! Quel homme est parti ! Nous devons nous réjouir dans notre douleur qu'un homme qui nous aimait tant soit parti vers Dieu. Je ne doute pas qu'après son voyage, il nous ait recommandés à Dieu. Comme il vous estimait à juste titre et comme il vous aimait à juste titre !.

Bien que peu de gens connaissent aujourd'hui le nom de Bucer, presque tout le monde, dans la première partie du XVIe siècle, le connaissait comme l'un des ecclésiastiques les plus actifs et les plus influents d'Europe - le maître, peut-être, de son propre type de conversation au coin du feu.

La réforme à Strasbourg

La capitale de l'Alsace a une longue histoire européenne dans l'espace culturel franco-allemand et a été tout aussi longtemps une pomme de discorde entre les deux voisins. Aujourd'hui, Strasbourg est le siège de nombreuses institutions européennes et est représentative d'une Europe unie et démocratique. Lorsque l'année thématique "La Réforme et l'Unique Monde" s'ouvrira ici le 31 octobre 2015, ce ne sera pas seulement la Réforme en tant que citoyenne du monde qui sera mise en avant, mais la ville sera également honorée en tant que lieu important du protestantisme.

L'idée de la Réforme a pris pied très tôt dans la ville rhénane et la région environnante. Strasbourg, alors ville libre d'Empire, fut même à bien des égards un précurseur de la Réforme. Il y avait ici une couche cultivée relativement large qui était déjà familiarisée avec les idées de l'humanisme. Les gens étaient sensibilisés aux abus du clergé et, par conséquent, ouverts aux idées de la Réforme.

Strasbourg a joué un rôle clé dans la diffusion des idées de la Réforme à double titre dans la région située entre les Vosges, la Forêt-Noire et les Alpes. D'une part, c'est d'ici que sont parties les impulsions théologiques qui ont été transmises jusque dans les cercles de l'artisanat et de la petite bourgeoisie par des érudits zélés comme Wolfgang Capito, Kaspar Hedio ou Martin Bucer. Des prédicateurs comme Mathias Zell, un prêtre de la cathédrale, attiraient un large public. Lorsque le conseil municipal interdit à Zell de se présenter en chaire à la cathédrale, les menuisiers de la ville lui construisirent en 1522 un modèle portable pour qu'il puisse apporter la parole de Dieu aux gens. D'autre part, Strasbourg était un centre précoce et important de l'imprimerie. Les plus grands imprimeurs de la ville publiaient des pamphlets et des traités de la Réforme à des tirages élevés. D'innombrables livres sont partis d'ici vers le monde, ce qui a permis aux idées des réformateurs de se répandre rapidement au-delà de la région.

Les années entre 1523 et 1547 furent une période riche en événements pour la Réforme strasbourgeoise : l'autogestion civile gagna en pouvoir par rapport à l'Église. C'est ainsi que le conseil municipal, et non plus l'Église, a mis en place des tribunaux chargés de statuer sur les questions de mariage. A la demande des habitants, la messe catholique fut interdite. Un iconoclasme balaya les tableaux, les statues, les reliques et même les croix des églises, ce qui entraîna de nombreuses violences avec les artisans.

Mais Strasbourg est également devenue à cette époque un lieu de refuge sûr pour les réfugiés protestants de toute l'Europe. Les protestants français, en particulier, qui avaient dû fuir les représailles dans leur pays, s'installèrent ici. Sous la direction de l'humaniste Johannes Sturm, la Haute École fut fondée en 1538. Les réformateurs strasbourgeois qui y enseignaient trouvèrent un afflux d'étudiants, dont certains venaient de loin pour répondre à l'appel de l'école. Grâce à eux et aux nombreuses imprimeries installées à Strasbourg, les idées de la Réforme furent largement diffusées.

Dans les années 1530, la Réforme de Strasbourg s'est véritablement exportée. Martin Bucer, le principal réformateur strasbourgeois, a participé à l'introduction de la Réforme dans de nombreux endroits, notamment à Ulm et Augsbourg. Il a même été appelé en Hesse, où il a rédigé le règlement ecclésiastique local. En 1530, Bucer élabora avec Wolfgang Capito la Confessio tetrapolitana, une confession de foi protestante spécifique que la ville de Strasbourg présenta avec Constance, Memmingen et Lindau à la Diète d'Augsbourg. Cette confession de foi s'engageait dans une voie théologique médiane entre la doctrine de Luther et celle de Zwingli en ce qui concerne la question de la Cène - et fut, tout comme cette dernière, rejetée par l'empereur.

 Matthieu Denni

L'Heure musicale virtuelle du 16 mars 2024

SEBASTIAN BRANT

1458 – 1521

Archétypes de la folie

 


Une heure en musique...

Issu d’une famille de moyenne bourgeoisie, Sebastian Brant, poète d’expression latine et allemande, polygraphe, professeur de droit et jurisconsulte, administrateur communal et conseiller impérial, naquit en 1457 à Strasbourg, vraisemblablement dans le vieux quartier « Finkwiller ». Son grand-père avait été sept fois membre du Conseil de la Ville. Quand son père qui tenait l’auberge du « Lion d’Or » (rue d’Or à Strasbourg) mourut en 1468, Sebastian avait à peine 11 ans. Doué et travailleur, sérieux et pieux, il se passionna précocement pour l’étude.

Comme il n’y avait pas encore d’université à Strasbourg en ce temps-là (le Gymnase protestant ne fut fondé qu’en 1538), sa mère décida de l’envoyer en 1475 à Bâle où il se consacra alors consciencieusement aux études juridiques. Reçu bachelier, puis licencié et enfin « docteur en les deux droits », civil et canonique (in beiden rechten doctor), en 1489, il fut nommé professeur à la Faculté même où il avait obtenu ses grades; il fut promu doyen en 1492.

En 1485, il avait épousé la fille d’un coutelier bâlois, dont il eut sept enfants : il ne semble pas que ce mariage ait eu une quelconque répercussion sur ses activités professionnelles ni sur ses inspirations créatrices. En enseignant, il élabora un « cours d’introduction à l’étude du droit » qu’il publia par la suite. Attiré par les lettres de l’Antiquité, ferré en latin et en grec, il consacra de plus en plus ses heures de loisir à la lecture des auteurs classiques connus à l’époque, nommément Virgile, son poète préféré. Finalement il instaura à l’Université de Bâle un cours de poétique, bien fréquenté, et se mit à composer en latin des poèmes, différentes pièces en vers de caractère anecdotique, politique, moral ou religieux, notamment Varia carmina (1498). Mais petit à petit il se détacha du latin, alors langue officielle de l’enseignement, pour écrire de plus en plus dans la langue maternelle, celle du peuple, l’allemand. En ceci il fut un vrai Alsacien, fier de son identité, fidèle aux traditions ancestrales, gardien vigilant du patrimoine linguistique et culturel de son pays d’origine. N’oublions pas qu’à cette époque-là l’Alsace faisait partie depuis mille ans déjà de la Germanie et était loyalement attachée au Saint Empire romain germanique.

Il traduisit en allemand les distiques de Caton, écrivit son Tugent Spyl (publié en 1554) et composa nombre de poèmes, Deutsche Gedichte, dont un choix fut édité en 1875, entre autres Von dem Donnerstein consacré à la chute du fameux météorite tombé du ciel le 7 novembre 1492 près d’Ensisheim et toujours conservé à la mairie de l’ancienne capitale de la Haute-Alsace.

En 1494, Sebastian Brant, de plus en plus versé dans l’art poétique allemand, publia à Bâle son fameux poème satirique Das Narrenschiff (« La Nef des fous »), suite originale de cent douze chapitres en vers octosyllabiques, plus exactement iambiques à quatre pieds, rédigés en une langue vigoureuse et pittoresque qui se situe entre le moyen-haut-allemand tardif (Spätmittelhochdeutsch) et le nouveau-haut-allemand précoce (Frühneu hochdeutsch) et qui est farcie de régionalismes alémaniques puisés dans le vieil alsacien d’alors. Unique en son genre, ce livre qui fit fureur lui assura la célébrité.

Pris par le mal du pays, cédant aux instances de ses nombreux amis et admirateurs strasbourgeois, il rentra au bercail en 1500. Sur la recommandation de Geiler von Kaysersberg, prédicateur à la cathédrale, ses concitoyens lui confièrent en 1503 les fonctions de syndic et de chancelier municipal (Stadtschreiber) qui firent de lui l’un des personnages les plus importants du Strasbourg d’alors, ville libre d’Empire (freie Reichsstadt). Vu son talent et sa science, il fut un excellent ambassadeur, s’acquittant toujours avec tact et habileté des missions souvent délicates dont le chargeait le magistrat de la ville. Appréciant ses qualités et capacités extraordinaires, l’empereur Maximilien 1er le choisit comme conseiller, le fit assesseur au tribunal aulique de Spire et lui décerna le titre de Cames Palatinus (« comte palatin »). Malgré tous les devoirs de ses charges officielles, Brant continua à cultiver les lettres et à s’occuper de la vie culturelle de la région dans le cadre des réunions de la Société scientifique rhénane. Sur le plan des querelles religieuses de l’époque, il était partagé, comme écartelé, entre des forces contraires et éprouvait de douloureux tiraillements : en effet, il fut un ardent adversaire des idées réformatrices bien qu’il eût fustigé, en courageux précurseur, les vices et abus de ceux qui incarnaient la foi orthodoxe. Voyant, vers la fin de sa vie, l’Église et l’Empire ébranlés par les doctrines des contestataires, il fut empli d’une profonde tristesse. Il mourut à Strasbourg le 10 mai 1521, inquiet et las, au retour d’un voyage à Gand en Belgique où il avait obtenu le renouvellement des privilèges de sa ville et prononcé l’éloge du nouvel empereur, Charles Quint (1520).

Das Narrenschiff (« La Nef des Fous »)

Le chef-d’œuvre satirico-moralisant de Sebastian Brant, alias « Sebastianus Titio » (forme latinisée du prénom et du patronyme), fut un best-seller de la fin du XVe siècle : truffé de citations classiques et bibliques, illustré en partie par le jeune Albrecht Dürer, encore à Bâle en 1494, écrit en une langue familière, truculente, il revalorisa un genre littéraire, – un genre littéraire qui culmina dans « l’Éloge de la Folie » d’Érasme de Rotterdam (1509).

Dans chacun des cent douze chapitres du livre, orné chacun d’une gravure illustrant le vice dénoncé et comportant ensemble quelque 7 000 vers, l’auteur dénonce et ridiculise un certain aspect de la « folie humaine », y caricature des types de « fous » – entendez de pécheurs – qui défilent, amusent ou attristent le lecteur et se trouvent finalement regroupés dans une nef qui fait voile vers la « Narragonie », l’île de la folie. Dans le prologue, la longue Vorred, il évoque la nef symbolique qu’il arme pour embarquer tous les « fous » qui s’agitent autour de lui ; il dit qu’il faudra recourir à toutes sortes d’embarcations pour les contenir tous. Son admirable ouvrage est l’amalgame de toutes ses connaissances et convictions mélangées dans le creuset de sa remarquable personnalité ; il a fondu ensemble nombre d’éléments divers empruntés à la mythologie, à la Bible, aux auteurs anciens et à la réalité quotidienne pour créer une variété de personnages fortement typés : les « fous de son temps ». Ce sont des êtres affligés de vices, des insensés voués à la perdition parce que leur comportement est « contraire à la loi divine et à l’ordre social ». Brant veut leur faire comprendre qu’il ne faut pas succomber aux tentations, aux faiblesses, aux péchés qui, selon lui, engendrent les malheurs de l’humanité. Il fustige impitoyablement aussi bien les égarements « véniels » que les aveuglements « mortels » : la passion des jeux et des livres, la manie de la mode et des voyages, l’abus des médicaments ou de l’alcool, la mendicité, l’ingratitude, l’orgueil, la jalousie, la médisance, l’avarice, la fraude, l’usure, l’adultère, le concubinage, l’impulsivité, la grossièreté, la brutalité, le blasphème, etc.

S’il condamne avec rigueur et vigueur tous les défauts des hommes, c’est dans l’espoir de pouvoir les aider à se corriger. Il veut que sa galerie de fous soit un « miroir » dans lequel tout un chacun pourra en partie se reconnaître et, dès lors, s’amender, se redresser. Le Narrenschiff présente un réel intérêt documentaire parce que Brant y a consigné nombre d’observations et de réflexions ayant trait à son temps et à son milieu. À travers les vices, il y décrit son entourage, notamment le monde universitaire et carnavalesque du Bâle de l’époque. N’oublions pas qu’il a publié son livre à bon escient à l’occasion du carnaval bâlois de l’an 1494 (uff die Vasenaht 1494). La « folie » au sens de l’insanité, de l’extravagance, de la passion, de l’aveuglement ou de l’inconscience n ‘a pas été inventée comme thème littéraire par Brant, certes, mais c’est lui qui a su donner à ce sujet une nouvelle dimension, un retentissement insoupçonné, extraordinaire ; par là même il a de nouveau donné du relief à l’ancienne allégorie de la nef qui a beaucoup contribué au retentissement inouï de sa satire. Cet ouvrage marquant fut, après la Bible, le livre le plus lu au XVIe siècle, non seulement en Allemagne, mais dans l’Europe tout entière, même au temps de la Réforme puisque son caractère critique et moralisant, fondé sur nombre de citations bibliques, cadrait bien avec l’orientation de la foi purifiée. Comme sa diffusion ne se heurtait à aucune frontière nationale ni religieuse, les contemporains louaient en chœur son auteur : ils glorifiaient sa performance, exaltaient ses mérites, soutenaient son action. Geiler von Kaysersberg, le grand prédicateur de la cathédrale de Strasbourg, exploita surtout l’action thérapeutique du Narrenschiff sur les âmes en peine ou en perdition : à ses yeux c’était « le miroir du salut » (der spiegel des heils), tout comme pour Onofrius Brant, le fils du poète, c’était « la nef du salut » (das schiff des heils). Une année durant, du mercredi des Cendres 1498 jusqu’au jour de Pâques 1499, le « Bossuet alsacien » fit du haut de sa magnifique chaire des sermons inspirés par certains vers ou chapitres du Narrenschiff, car il estimait que les caricatures originales brossées par son ami avaient un effet plus salutaire sur les pécheurs concernés que les versets et lieux communs des Saintes Écritures, sans cesse ressassés et rebattus dans la langue sacrée. Wimpheling, le chef de file des humanistes alsaciens, proposa d’introduire la version latine du chef-d’œuvre comme livre de lecture dans le cycle des études secondaires. N’oublions pas qu’à l’époque où la langue des savants et lettrés était le latin, Brant, en écrivant son poème en allemand, a considérablement réhabilité la langue du peuple. 

Matthieu Denni

L'Heure Musicale virtuelle du 10 février 2024

 JOHANNES REUCHLIN

1455 – 1522

L'Alsace, les juifs, les cendres...

Une heure en musique...

https://www.youtube.com/watch?v=NCWxgDuT75o

"La vérité s'élèvera de la terre et chassera les ténèbres". C'est ce qu'écrivait dans une lettre Johannes Reuchlin, diplomate, juriste de pointe, auteur de comédies et l'un des grands érudits d'Europe, peu avant sa mort. Il y a 500 ans, le 30 juin de l'année 1522, il succombait à la fièvre jaune à Stuttgart, à l'âge de 67 ans.

La tombe de Reuchlin dans l'église Leonhardskirche de cette ville porte des inscriptions dans les trois langues que l'homme a initiées avec passion : Le latin, le grec et l'hébreu. Pour ces deux dernières langues, il s'agissait d'un acte pionnier, car même les théologiens les plus cultivés n'avaient étudié leur Bible au Moyen-Âge que dans la traduction latine de Saint Jérôme, et non dans les deux langues originales. Johannes Reuchlin disait qu'il vénérait certes Jérôme, mais que la vérité était plus divine en cas de doute sur la critique textuelle. Il a donc appris l'hébreu auprès d'érudits juifs, comme Jakob ben Jechiel Loans, le médecin personnel de l'empereur Frédéric III. C'est ainsi que Reuchlin est devenu le fondateur de la judéologie chrétienne.

Cependant, la lumière de la vérité était une chose en soi à l'époque de la Renaissance et des disputes religieuses. Quelle vérité en effet ? Et avec le triomphe des nouveaux médias, en l'occurrence l'imprimerie, les deux étaient alors portés en même temps dans le monde : l'humanisme et le discours de haine.

Deux ans avant sa mort, en 1520, le Vatican à Rome l'avait définitivement attesté à Reuchlin : son plaidoyer pour la préservation des écrits juifs était un "livre scandaleux, illicitement favorable aux juifs et donc offensant pour les chrétiens pieux". L'auteur doit se taire à jamais dans cette affaire et supporter les frais de justice. Comme un certain Martin Luther venait de causer des problèmes en Allemagne, Rome voulait faire des exemples et montrer les limites de la tolérance.

Au début du siècle, des écrits antisémites d'un converti de Cologne avaient exigé et déjà organisé la destruction des livres juifs - on enlevait donc leurs livres sacrés aux communautés juives déjà harcelées. En 1510, l'empereur demanda à Reuchlin, parmi d'autres érudits et facultés, de donner son avis sur la question de savoir "si l'on doit prendre aux juifs tous leurs livres, les détruire et les brûler". Il fut le seul à se prononcer contre la destruction des livres.

Sous le titre "Augenspiegel" (miroir oculaire) - le symbole des lunettes était synonyme de lucidité - Reuchlin a avancé trois arguments. Premièrement, théologiquement : les écrits d'interprétation juifs font partie de l'histoire du salut et sont donc également importants pour la compréhension de l'Ancien Testament par le christianisme. "Notre apôtre Paul a appris toute la sagesse juive et l'a étudiée chez les rabbins".

Le deuxième argument de Reuchlin était juridique : selon le droit romain, les Juifs bénéficiaient d'une protection juridique en tant que citoyens de l'Empire, aucune mission violente n'était donc autorisée, la protection de la propriété et la liberté religieuse s'appliquaient à eux. Le troisième argument était humaniste : dans l'esprit de la "restauration des sciences", les sources devaient être préservées. Les écrits païens de l'Antiquité ne seraient pas non plus détruits, même si, du point de vue chrétien, ils contenaient des choses bien pires encore.

C'était une position courageuse, une opinion minoritaire, qui a valu à Reuchlin de nombreux ennuis. Il ne faut pas pour autant faire de lui un philosémite engagé : En tant que chrétien, il voyait les juifs dans l'erreur concernant le Messie, et il partageait les préjugés typiques de son époque à leur encontre. Le sioniste et écrivain Max Brod, ami et éditeur de Franz Kafka, l'a également précisé dans sa biographie approfondie de Reuchlin, parue en 1965 et aujourd'hui rééditée dans l'édition des œuvres de Brod. "Le sort des juifs en Allemagne", écrit Brod, "était alors sur le fil du rasoir". Et d'ajouter, sarcastique : "En fait, il l'était presque toujours".

Mais Max Brod, dont le frère a été assassiné à Auschwitz, reconnaît également que Johannes Reuchlin, contrairement à la plupart de ses contemporains, "a beaucoup appris" en ce qui concerne le judaïsme, et loue "la douceur et la droiture particulières du caractère de Reuchlin". La curiosité de Reuchlin pour la mystique juive était également inhabituelle : dans son trialogue "De arte Cabbalistica" (1517), il traquait la parenté des premières doctrines secrètes - une lecture chrétienne de la Kabbale, mais pleine de respect pour la recherche de la révélation divine symboliquement cachée dans toutes les religions. Un intérêt que Reuchlin partageait avec le philosophe de la Renaissance Pic de la Mirandole, dont il avait fait la connaissance à Florence. L'historien des religions israélo-allemand Gershom Scholem a rendu hommage à ces mérites lorsqu'il a reçu le prix Reuchlin en Allemagne en 1969.

Or, il s'agissait de choses qui ne permettaient pas de devenir un héros national en Allemagne. "Il était justement un médiateur à tous points de vue", dit Christoph Koch, qui, en tant que conservateur du patrimoine dans la ville natale de Reuchlin, Pforzheim, a créé le musée Reuchlin ouvert en 2008 et fait office de "délégué Reuchlin". Bien qu'il ait contribué à la révolution de l'éducation qui a fait la grandeur du protestantisme allemand avec toutes ses conséquences sur la culture nationale, Reuchlin ne s'est pas vraiment laissé intégrer dans l'histoire héroïque de Luther. En effet, il n'a pas rejoint les réformateurs de Wittenberg, mais est resté catholique, bien qu'il ait recommandé son élève et parent éloigné Philipp Melanchthon, compagnon d'armes de Luther, comme premier professeur d'études grecques à Wittenberg et lui ait donné son nom grec ("Melanchthon" pour "Schwarzerdt"). Mais il ne devint pas non plus un véritable martyr des Lumières dans les mémoires, car il ne fut pas brûlé sur le bûcher.

De plus, la défense des juifs par Reuchlin n'a longtemps pas été mise en avant dans l'histoire de la réception nationale protestante - de même, on passait volontiers sous silence les écrits antisémites tardifs de Luther, publiés vingt ans après la mort de Reuchlin. Quant aux écrits savants et aux grammaires hébraïques de Reuchlin, ils sont restés obscurs pour la plupart, même si l'une de ses comédies ("Henno"), écrite à l'origine en latin, a connu un certain succès.

Et aujourd'hui ? En cette année de commémoration, Stuttgart organise une série de manifestations, mais c'est surtout Pforzheim qui garde vivant l'héritage de son fils le plus célèbre. Phorcensis, c'est ainsi que se nommait Reuchlin, originaire de Pforzheim. Dans la ville située entre Stuttgart et Karlsruhe, qui a été particulièrement détruite pendant la Seconde Guerre mondiale, la maison natale de Reuchlin n'est plus localisable avec précision, mais le musée Reuchlin a été habilement construit à la place de la bibliothèque détruite, en tant qu'annexe de la collégiale. À côté se trouvent les tombes des margraves de Bade, dont la cour a ensuite déménagé à Karlsruhe. Un congrès scientifique est organisé à l'occasion du 500e anniversaire de sa mort ; dans une ville à fort taux d'immigration, on essaie habituellement de faire connaître Reuchlin moins en tant que philologue qu'en tant qu'avocat du multilinguisme, de la curiosité et de la tolérance. Le musée des bijoux - Pforzheim est spécialisée dans la mécanique de précision - célèbre le penchant de Reuchlin pour les bijoux oratoires.

Et au-dessus de tout cela plane un rêve de forme de vie humaniste, que Johannes Reuchlin a un jour décrit dans une lettre de la manière suivante : "que toutes les choses divines et humaines soient discutées de manière impartiale, à l'exemple d'Aristote, en buvant des coupes toujours pleines, jusque tard dans la nuit".

Matthieu Denni

L'Heure Musicale virtuelle du 20 janvier 2024

 20 janvier 2024

JAKOB WIMPFELING

1450 – 1528

Sélestat renaissante

 

Une heure en musique...

Jakob Wimpfeling naquit à Sélestat en 1450. Il suivit l’enseignement de Ludwig Dringenberg à l’école latine, avant d’enrichir son cursus dans les Universités réputées de Freiburg, Erfurt et Heidelberg. Il étudia le droit canon et la théologie, prêcha à la cathédrale de Spire avant d’enseigner rhétorique et poésie à Heidelberg à la demande de l’Électeur palatin.

Il revint s’établir à Sélestat vers 1500, où sa réputation de modération et d’ouverture d’esprit lui permirent de constituer, autour de lui, une communauté très active d’admirateurs et d’amis, élèves et étudiants.

Après 1517, les divergences de vues qu’entraîna la Réforme disloquèrent ce groupe, dont les membres s’éparpillèrent, laissant Wimpfeling vieillir puis mourir dans la solitude et l’amertume.

La dispute avec Thomas Murner

Deus offenditur, ubi Argentina a Gallis repetitur (Dieu est offensé quand Strasbourg est revendiquée par les Français)

La dispute avec le théologien Thomas Murner de Strasbourg est devenue célèbre et augurait d'un avenir sombre, où l'Alsace deviendrait une frontière disputée plutôt qu'un lien partagé.

Wimpfeling et le franciscain strasbourgeois Thomas Murner en vinrent en effet à s'opposer, entre 1501 et 1502, à propos de la nationalité de Charlemagne :

  • Dans Germania (1501), Wimpfeling soutenait que les Germaniques étaient installés de tous temps sur la rive gauche du Rhin. Il soutenait également que Charlemagne était germanique.

  • Thomas Murner lui répondit, dans Germania Nova, qu'en fait Charlemagne était français, comme la rive gauche du Rhin.

Des points de vue longtemps irréconciliables…

L’œuvre pédagogique de Jakob Wimpfeling est d’une importance majeure : en effet, son enseignement contient tous les fondamentaux de l’humanisme à des fins de transmission, d’éducation, dans un esprit de formation et de respect de l’autre.

Les sciences théoriques, comme les sciences pratiques, sont également dignes d’intérêt. La morale doit être une vertu personnelle, un aboutissement logique du parcours éducatif, et non pas une contrainte plaquée sur l’être comme un corps étranger.

La critique de l’Église par Wimpfeling s’articule autour de la mauvaise qualité de son clergé, de son enseignement défaillant vis-à-vis de la jeunesse, encourageant la répétition mécanique sans véritable réflexion personnelle.

Sélestat d'époque...

La ville connaît un nouvel essor en 1217 lorsque l'empereur du Saint-Empire Romain Germanique, Frédéric II de Hohenstaufen, fait de Sélestat une ville impériale. Le prieuré bénédictin perd ainsi progressivement de ses privilèges au profit de la bourgeoisie locale. C'est au 13e siècle que la construction de l'église Saint-Georges est entreprise à proximité de l'église Sainte-Foy. C'est également à cette époque que la ville s'entoure d'un premier mur d'enceinte qui sera reconstruit, à la fin du 13e siècle, pour englober de nouvelles communautés religieuses. Le développement de la ville est très important au Moyen Age, les corporations sont nombreuses. On en compte jusqu'à quatorze au 14e siècle. Les foires et marchés se multiplient. Les places de la ville ont d'ailleurs gardé le nom des marchés qu'elles accueillaient autrefois (place du marché aux poissons, place du marché aux pots, place du marché aux choux, etc.)

En 1354, Sélestat fait partie des villes qui constituent la Décapole, ligue rassemblant dix villes libres alsaciennes au sein du Saint-Empire Romain Germanique, avec pour vocation le conseil et l'entraide dans un but sécuritaire et défensif. La position centrale de Sélestat fait d'elle le siège des archives et des réunions de la ligue.

À la Renaissance, Sélestat atteint son apogée. C'est une ville qui a un certain poids en Alsace et dans le Saint-Empire Romain Germanique grâce à son école latine fondée en 1452. Véritable foyer de l'humanisme rhénan, l'école latine de Sélestat forme de grands humanistes dont les plus célèbres sont Beatus Rhenanus, Martin Bucer, Jacques Wimpheling. Erasme lui-même sera subjugué par le bouillonnement intellectuel de la ville au 16e siècle et lui dédiera un poème : "L'éloge de Sélestat".

Et plus loin, le tombeau de ces sages venus d'Orient...

Au quatrième siècle, Hélène de Constantinople, future Sainte Hélène – se rendit en pèlerinage à Jérusalem. Elle en rapporta outre la Vraie Croix, différentes reliques dont les squelettes entiers des Rois Mages qu'elle avait fait exhumer. Déposés dans une église de Constantinople qui laissera place quelques siècles plus tard à la Basilique Sainte-Sophie, ils seront offerts en 343 par son fils, le roi Constantin, à l'évêque de Milan qui les transporta en Italie.  Les reliques resteront à Milan environ huit siècles, dans la Basilique Sant'Eustorgio, construite là où le chariot transportant le lourd sarcophage de pierre s'était enfoncé dans le sol.

En 1163, Frédéric Barberousse, empereur romain germanique mais aussi roi d'Italie, duc de Souabe et d'Alsace, comte palatin de Bourgogne, fut furieux d'avoir été excommunié par le pape. Il mit Milan à sac et s'empara des reliques. Il en fit don à l'évêque de Cologne en 1164 qui fit réaliser un reliquaire en or par l’un des plus fameux orfèvres médiévaux, Nicolas de Verdun. C'est ainsi que Gaspard, Melchior et Balthazar se retrouvèrent à Cologne. La cathédrale sera conçue pour être un écrin de pierre grandiose construit pour abriter et honorer la châsse reliquaire des Rois Mages

Les pèlerins ne tardèrent pas à affluer et très vite, Cologne devint la quatrième ville sainte du Christianisme, aux côtés de Jérusalem, Rome et Constantinople.  

La châsse des Rois Mages est le plus important des grands reliquaires du Moyen-Âge qui subsistent, tant par ses dimensions (longueur : 2,20 m ; largeur : 1,10 m ; hauteur : 1,53 m) que par sa richesse ornementale. Elle a été réalisée entre 1181 et 1230.


Le reliquaire est en bois de chêne recouvert d’or, d’argent et cuivre repoussé et doré. Des émaux et plusieurs centaines de pierres précieuses et semi-précieuses ainsi que des camées antiques y sont incrustés.

L'Heure Musicale virtuelle du 30 décembre 2023

 30 décembre 2023

NICOLAS DE CUES

1401 – 1464

Dieu, l'ignorance et les mathématiques

Eine so hohe Persönlichkeit wie Nikolaus Cusanus wirkte schon im gewöhnlichen Leben aus der Arupa-Sphäre heraus. Zwar handelt jeder Mensch aus der Arupa-Sphäre heraus, aber nur wenige wissen etwas davon. Je höher sich ein Mensch in der Zeit zwischen zwei Erdenleben in die Arupa-Sphäre erhoben hat, desto mehr kommt das Göttliche bei ihm zum Durchbruch. Cusanus hat ein Werk geschrieben über das Nicht-Wissen aus dem höheren Wissen heraus: «De docta ignorantia». Ignorantia heißt Nicht-Wissen, und Nicht-Wissen ist hier gleichbedeutend mit höherem Anschauen. In seinen Büchern hat er das folgende ausgesprochen: Es gibt einen Wahrheitskern in allen Religionen, wir brauchen nur tief genug in dieselben hineinzuschauen. - Er hat auch schon ausgesprochen, daß die Erde sich um die Sonne bewegt. Er hat das aus einer Intuition heraus gesagt. Kopernikus hatte diese Erkenntnis erst im 16. Jahrhundert, Cusanus bereits im 15. Jahrhundert. Eine solche Inkarnation wie die des Cusanus ist im Zusammenhang zu betrachten mit seiner späteren Verkörperung. Cusanus weist schon hin einerseits auf die zukünftige Theosophie und andererseits auf die zukünftige moderne Naturwissenschaft. Das hatte Einfluß auf seine folgende Inkarnation. Nikolaus Cusanus war es, der in Kopernikus wiedererschienen ist.“

Rudolf STEINER

Une heure en musique...

FESTSPIELHAUS BADEN-BADEN: Sylvesterkonzert 2011

On dit de N. de Cues (1401-1464) qu'il fut le dernier penseur médiéval et le premier penseur de la Renaissance. Né à Cusa, sur les bords de la Moselle en Allemagne, N. de Cues a suivi des études de  droit canonique. Il participe au Concile de Bâle à partir de 1432. Cet épisode lui inspire sa première oeuvre en 1433, le De Concordia Catholica. Mais en 1434, il perd un procès et se tourne vers le pape dont il va devenir un précieux collaborateur. En 1437 et 1438, il est envoyé en mission en Crète pour réunir un synode entre l'église grecque et l'église de Rome. C'est pendant le voyage en bateau qu'il a l'idée de la coïncidence des opposés. 

En 1440, il écrit son principal ouvrage philosophique, De Docta Ignorantia. Immédiatement, il le complète par le De Conjecturis qui se présente comme un art général de la conjecture avec quelques applications pratiques. Il se sert de figures géométriques dont la plus célèbre est la figure P (L.I, ch. 11) pour traduire à la fois l'unité et l'altérité de Dieu et du monde.

N. de Cues écrit sa première œuvre mathématique, le De Transmutationibus geometricis, en 1445 ; il est alors porte-parole du pape Eugène IV au concile de Bâle. Sa réputation de juriste et de polémiste est telle qu'on le surnommera l'" Hercule des Eugéniens". Il est envoyé en Septembre 1446 à la diète de Francfort, puis en Juillet 1447 à la diète d'Aschaffenbourg pour rallier les électeurs de ces régions au parti du pape. Il reçoit de nombreuses sommes d'argent de la curie pour ses dépenses de voyage et pour les services rendus; il reçoit également de nombreuses faveurs : bénéfices ecclésiastiques, pouvoirs particuliers d'absolution; les titres, enfin, s'accumulent : sous-diacre du pape et archidiacre de Brabant depuis 1442, il nommé cardinal par Nicolas V en Décembre 1448 et prêtre de Saint-Pierre-aux-liens en Janvier 1449.

En 1447, il écrit le De Genesi : Il s'agit d'une réflexion sur l'acte divin de création du monde. Dieu est le " même " et ne peut produire que le même. Son acte créateur est désigné comme une " assimilation ". On y discerne deux mouvements : le même descend vers l'autre; l'autre monte vers le même.

En 1449, il écrit l'Apologia doctae ignorantiae en réponse aux attaques de J. Wenck. D'après ce dernier, N. de Cues ne peut outrepasser le principe de non-contradiction; une telle transgression le conduirait au panthéisme. N. de Cues répond en expliquant la différence entre la raison discursive et la vision intellectuelle; ce sont deux genres différents de connaissance.

Le De Arithmeticis complementis paraît en 1450. Il écrit aussi le De Idiota dont le livre le plus important est le De mente. On y  trouve des concepts centraux pour sa théorie de la connaissance. La pensée est définie comme mesure, comme nombre vivant, comme mouvement de la passion vers l'intellection.
Le De circuli Quadratura du 12 Juillet 1450 établit explicitement le lien entre le problème mathématique (comment atteindre la quadrature du cercle) et le problème théologique (comment atteindre Dieu).

Sa production s'interrompt pendant près de trois ans ; du 31 Décembre 1450 au 12 Avril 1452, N. de Cues accomplit la plus importante mission de sa carrière, la grande légation en Allemagne; il doit réformer la vie religieuse sur un territoire s'étendant de la Suisse à Hambourg, de Louvain à Magdebourg. En quinze mois, il parcourt plus de 70 villes, passant à Salzbourg, Mayence, Magdebourg, Cologne, Trèves, Hildesheim, Nuremberg, Munich, Utrecht, Amsterdam, Leyde, Liège, Luxembourg, Louvain, etc. Il préside des synodes, publie des décrets de réforme, entend les plaintes, tranche des conflits, rétablit l'ordre dans les impôts ecclésiastiques, met fin aux abus, réprime le commerce dans les églises, prononce quantité de sermons, nomme des délégués. Accompagné d'une petite troupe de trente hommes, il est reçu avec éclat dans la plupart des villes. Les foules se pressent parfois au point de s'étouffer sur son passage. Il est l'un des rares cardinaux allemands du moyen âge. Il cherche à réduire les cultes superstitieux et les pèlerinages pour des reliques suspectes. Ses sermons sont parfois durs. La tâche la plus rude consiste à réformer la vie dans les monastères; les habitudes de luxe, les entorses à la règle, en particulier le concubinage, sont multiples. Pour y parvenir, il convoque des conciles provinciaux réunissant des archevêques, des évêques et des délégués diocésains, il menace d'excommunication des communautés entières si, dans les trois jours, les concubines ne sont pas renvoyées; il désigne ensuite des visiteurs chargés de vérifier pendant un an l'application de ses décrets dans les monastères.

A la fin de l'année 1452, il regagne son diocèse de Brixen dans les Alpes autrichiennes. Il se fait un devoir de mener au mieux la réforme de la vie religieuse dans son propre diocèse en réunissant plusieurs synodes. Mais il entre en grave conflit avec les religieuses de Sonnenburg  dont l'abbesse est Verena de Stuben. Là, les jeunes filles de la noblesse tyrolienne mènent, sous couvert de vie religieuse, une existence des plus libres. L'abbesse n'entend pas se plier aux injonctions de N. de Cues, et en appelle à l'intervention du duc Sigismond d'Autriche. Elle joue de la rivalité entre l'évêque et le duc pour la juridiction territoriale de cette région. Malgré son attachement à la vie religieuse, N. de Cues est resté juriste et ne renonce pas à ses droits temporels. Procès, menaces, intercessions auprès du pape, sursis à exécutions, etc.  tous les moyens sont bons pour résister à N. de Cues; celui-ci en est très affecté. Il se rappelle les brillantes réceptions lors de sa légation en Allemagne et ne supporte pas les affronts d'une abbesse.
Il cherche un réconfort moral auprès des moines de Tegernsee avec lesquels il entretient une correspondance sur la mystique. Il leur dédie le De visione Dei en 1453; c'est un exercice de théologie mystique par l'exemple d'un tableau sur lequel un visage semble regarder le spectateur quelle que soit sa position face au tableau. Cette métaphore lui permet de développer une méditation sur le regard de Dieu, et sur les rapports entre Dieu et la création.

L'année 1453 est l'une des plus fécondes de sa vie. Il vient de recevoir la nouvelle traduction des œuvres d'Archimède commandée par le pape Nicolas V à Jacob de Crémone. Il écrit le De Mathematicis complementis. Aussitôt après, il rédige le Complementum Theologicum. Avec ce texte, N. de Cues inverse l'ordre habituel de rédaction de ses idées : il a écrit un complément mathématique; il le complète aussitôt par un complément théologique pour montrer les applications de ses idées mathématiques en théologie (alors qu'habituellement, les textes mathématiques sont conçus comme des illustrations après-coup de ses thèses théologiques). Les deux registres coexistent en permanence dans ses préoccupations.
En 1454, N. de Cues écrit le De Pace Fidei. Cet ouvrage contemporain de la prise de Constantinople par les Turcs est un dialogue entre des représentants de diverses religions. N. de Cues s'efforce de démontrer qu'on pourrait dépasser les divisions religieuses, convaincu que ces divisions se situent dans les usages et les rites, et non dans la vénération d'un Dieu unique. Il dégage - de son point de vue - les traits essentiels et communs d'une religion universelle.

L'année 1455 est plus détendue : N. de Cues se cherche un successeur pour son évêché.  Puis l'affaire de Sonnenburg tourne mal quand l'abbesse engage des mercenaires à son service pour prélever de force des impôts sur les habitants de la région; il en résulte un combat, des massacres et un pillage. En Juillet 1457, N. de Cues doit se réfugier dans la forteresse d'Andratz. En apprenant ces événements, le pape est indigné et somme le duc Sigismond de rendre sa liberté à l'évêque; mais il faut parlementer jusqu'au printemps pour que N. de Cues puisse quitter Andratz en Mars 1458.
Le De Mathematicis complementis ayant donné lieu à des échanges avec ses amis, N. de Cues essaie d'améliorer ses démonstrations en rédigeant en 1457 Des courbes et des cordes. Ce texte se présente comme un compte-rendu d'une discussion qui aurait réellement eu lieu entre N. de Cues et Toscanelli.

Le De caesarea circuli quadratura est achevé le 6 Août 1457, alors que N. de Cues était retenu depuis le 10 Juillet dans la forteresse d'Andratz. On sent poindre à la fin de ce texte un certain agacement à l'égard des critiques qui lui ont été faites, agacement qui est sûrement aussi en rapport avec sa situation d'assiégé.

Le 30 Septembre 1458, après qu'il a définitivement perdu son diocèse, N. de Cues rentre à Rome. Il écrit le De mathematica perfectione dans lequel il change de position : renonçant à déterminer exactement l'égalité de la droite et de la courbe, il recourt à l'intuition. N. de Cues considérait cet ouvrage comme son meilleur traité mathématique. La fin présente une accumulation d'opérations réalisables par la coïncidence des opposés et laisse croire ainsi au triomphe de cette méthode.

En 1458, il compose le De Beryllo. Comme pour le De Visione Dei, il s'appuie sur une métaphore. Le béryl est une pierre translucide avec laquelle on peut fabriquer des lunettes. N. de Cues imagine un béryl pour l'intelligence, une sorte de loupe mentale comme moyen d'atteindre la vérité invisible. C'est un traité de la connaissance, dans lequel il réexamine des notions comme l'unité, le point, la divisibilité, le minimum, en discutant les principes du platonisme et de l'aristotélisme à la lumière de son propre principe de la coïncidence des opposés.

Le 11 Janvier 1459, il est nommé vicaire général de Rome par le nouveau pape Pie II. Néanmoins, le conflit avec le duc Sigismond n'est pas clos. 

En Janvier 1460, N. de Cues doit retourner à Brixen pour réaffirmer son autorité. Malheureusement, il est à nouveau attaqué par une armée de 500 cavaliers et 3000 fantassins. Il se réfugie en Avril à Andratz, mais doit rapidement se rendre; sous la contrainte, il signe un traité par lequel il renonce à sa juridiction temporelle, abandonne les châteaux attachés à l'évêché, annule ses décrets, paie une rançon, etc. Sitôt libéré, N. de Cues récuse ce traité arraché de force et rentre à Rome. 

Il écrit en 1462 un nouveau dialogue entre platoniciens et aristotéliciens, le De non aliud afin de définir une nouvelle conception de Dieu comme " non-autre ". Il ne quittera plus Rome jusqu'à sa mort, le 11 Août 1464.

De la docte ignorance

Dieu, ni prononçable, ni mesurable.

Le De docta ignorantia est un texte à tous égards remarquable vis-à-vis de la logique qu’il délivre au fur et à mesure de la lecture, mais il reste difficile dans certaines de ses terminologies car il est nourri de nombreuses références, parmi lesquelles on peut citer Saint Augustin, Scot Érigène et Maître Eckhart, et ce ne sont là que des pointes d’iceberg. Nicolas de Cues a lu et ruminé les grands auteurs de la chrétienté, et ce n’est qu’en 1440 qu’il met le point final à sa réflexion, après trois années de rédaction. Si l’on a pu dire du Cusain qu’il fut le plus grand mystique de son temps, la postérité l’a volontiers comparé à une passerelle entre l’époque médiévale et l’époque moderne, comme s’il avait définitivement synthétisé les inquiétudes de la théologie médiévale tout en préparant les problématiques du lendemain, déjà travaillées par un souci de laïcisation entre les facultés proprement humaines de la raison et les manières dont Dieu trouve à s’exprimer dans le monde – entre la connaissance des hommes d’une part, finie et imprécise, et les expressions de Dieu d’autre part, infinies et absolument précises, il n’existe aucune équivalence de vocabulaire ; nos langages sont incompatibles avec la grammaire divine, notre syntaxe est trop frileuse pour capter ne serait-ce qu’une partie de la langue créatrice par excellence.
En d’autres termes, Nicolas de Cues a posé de façon radicale les limites de nos pouvoirs de connaître, traçant une frontière entre la parole déceptive qui voudrait rapporter les signes de Dieu et la tendance inconnaissable avec laquelle Dieu émane de lui-même dans le monde qu’il a créé. Si la théologie affirmative attribuait des qualités à Dieu, la théologie négative en a fait la correction en soutenant que la raison humaine était incapable de se livrer à un si périlleux exercice de prédication. L’auteur de La Docte Ignorance réfléchit les deux traditions théologiques sans faire état des récompenses ou des blâmes : il propose une théologie mystique où Dieu se dit dans les termes de l’Un, à partir de quoi s’élabore un discours qui instruit la théologie d’une posture mathématique, c’est-à-dire, en définitive, un projet régulateur pour le savoir que nous sommes susceptibles de développer. La conséquence de ceci, c’est que l’on passe d’une métaphysique de l’Être, largement héritée d’Aristote, à une métaphysique de l’Un, davantage néoplatonicienne, et même annonciatrice dans son principe de la méthode kantienne où il faudra réinvestir la nature sans penser qu’on en possède autre chose qu’une connaissance artificielle (= la connaissance mathématique des symboles, celle qui paraît aller le plus loin en matière de savoir). En effet, une fois que notre savoir s’est reconnu comme limité, en dépit de tous ses efforts symboliques ou poétiques, il ne peut plus songer connaître le monde comme Dieu le connaîtrait. Trois siècles avant Kant, le Cusain nous apprend ni plus ni moins que nous n’avons d’autre choix que celui de vivre dans un monde multiple, essentiellement chaotique. Depuis ce monde de la comparaison et du mesurable, il ne servirait à rien de vouloir se prononcer sur l’Un. Ceci étant posé, il nous incombe de construire des liaisons, des jugements synthétiques, de penser rationnellement notre ignorance, ce qui devrait au mieux nous permettre de retrouver un peu d’ordre dans le chaos, au pire nous inciter à commencer ce travail en nous dispensant de prendre le problème à l’envers, en l’occurrence en commençant par Dieu.

Que nous ne puissions rien dire de l’Un, c’est-à-dire de Dieu, c’est la grande leçon d’ignorance de ce traité. De la vérité absolue, nous n’aurons jamais rien que des vraisemblances déformées. Autrement dit, la connaissance la meilleure que nous pouvons espérer obtenir, c’est celle de notre propre ignorance, et ce sera déjà beaucoup si nous nous efforçons de la rationaliser. Savoir que l’on ne peut pas savoir absolument, qu’est-ce sinon la conclusion de la philosophie socratique ? On aura beau avoir testé un maximum d’hypothèses, on n’en sera pas plus avancé, sinon dans l’acte de sagesse qui s’évertue à poser des questions en dépit des maigres résultats obtenus. L’enjeu n’est cependant pas le même que celui de la première philosophie platonicienne, qui consistait à entretenir le Logos de la discussion, déployant de la sorte un apprentissage du questionner et du répondre dans un contexte dialogique où les problèmes devaient se dire et se dédire.

Avec le De docta ignorantia, Nicolas de Cues souhaite examiner les tenants et les aboutissants de l’inconnaissabilité de Dieu. L’objectif profond de cet examen est de cerner les préliminaires d’une anthropologie où l’homme se serait mis dans la capacité de réinitialiser la place de sa raison par rapport à l’intellect divin. Il s’agit de différencier une vérité de foi d’une vérité de raison, la première étant plus appropriée que la seconde dès lors que le Verbe divin est recherché. La raison ne peut se concentrer que sur du mesurable, elle est parfaitement inadaptée à l’intelligence de Dieu qui n’a en outre pas besoin de nous pour intelliger. Que l’on désire Dieu est une chose, mais si nous le désirons, c’est parce que lui, au préalable, nous désire. Ce rapport « érotique » est imprononçable en raison, et ceux qui le poursuivent malgré tout se trompent sur leurs possibilités d’auto-transcendance. La vérité scientifique n’est acceptable que dans un monde approximatif et pourtant perfectible, d’où le fait que la science ne puisse se concevoir qu’à l’instar d’une série d’erreurs rectifiées. De l’Un, nous n’avons rien à raconter, ni même rien à modifier. Si nous lui attribuions des qualités, nous le diviserions, en quoi nous entrerions dans la plus grande corruption de la raison.

Ce positionnement religieux témoigne du fidéisme de Nicolas de Cues. La vérité religieuse, selon le fidéisme, ne dépend que du seul et unique acte de foi, s’appuyant sur la continuité d’une tradition plutôt que sur une étude poussée de la raison humaine. Entre les vertus théologales que sont la foi, l’amour et l’espérance, l’attitude fidéiste accorde la prépondérance de la foi. Aussi, quand le Cusain parle de Dieu comme de l’Un ou du « Maximum absolu », il ne s’ensuit pas qu’il faille comprendre ces termes mathématiques au travers d’une démonstration rationnelle. Dieu est l’incompréhensible total, il n’est justiciable d’aucune analogie avec l’univers du multiple, malgré le fait qu’il coïncide avec toutes choses dans un rapport immédiat et purement interne à la divinité. Dans un écrit ultérieur, le Cusain complètera les expressions « Un » ou « Maximum absolu » en proposant le non moins énigmatique « Non-Autre ». À la fois avec tous et sans personne, partout et nulle part, Dieu est celui-là seul qui peut supporter le paradoxe de son infinité et du monde fini qu’il a créé. Or comme nous n’avons accès qu’à la finitude du monde, nous ne pouvons que mal comprendre Dieu, sinon dans son incompréhensibilité, et surtout notre intelligence se heurte à la façon que Dieu a de se complexifier en s’exprimant dans le monde.
Notre monde habitable, d’ailleurs, prend le nom de « Maximum contracté » dans le traité. Tout ce que le Cusain écrit sur le « Maximum contracté » est une source d’éclairage afin de ne pas confondre l’univers des formes et des proportions mathématiques avec la perfection qui relève d’une substance immuable. Pour le dire autrement et de façon tout à fait convaincante, tel que le fait Hervé Pasqua dans sa lumineuse introduction qui nous a beaucoup assisté dans notre lecture, les conclusions tirées du « Maximum contracté » ont pour but de proposer un distinguo entre le domaine de la sagesse, où l’ignorance s’affirme, et le domaine de la science, où les calculs sont opérations de presque tout sauf de l’Un, lequel est au-delà du nombre. La personnalité de Jésus-Christ, quant à elle, est évoquée comme un maximum à la fois absolu et contracté, parce qu’il est le point de ralliement de la sagesse et de la science, existant aussi bien dans l’ignorance salvatrice que dans la parole pragmatique. Ces trois « maximums » ont pour conséquence de renouveler la conception de la Trinité, mais sur ce point nous ne pouvons guère présenter quoi que ce soit, le problème étant hors de notre portée, en cela qu’il mériterait une lecture plus experte que la nôtre ainsi que l’aiguillon plus aiguisé d’un docteur de l’Église. 

 Matthieu Denni